Tranche de vie d'un enfant de Bou-Medfa

Jeudi 26 décembre 1957,

Il est huit heures, ce matin ; nous sommes en pleine mer quelque part entre la France et l'Algérie.

Hier soir j'ai écrit « dernière journée d'AFN » j'en ai honte : je t'ai quitté, mon pays, emporté dans un flot de libérables, comme moi ; heureux de retrouver leur terre natale ; moi j'abandonne la mienne.

Pourquoi et pour qui me suis-je battu ? Je ne reverrai plus jamais ni ma maison, ni mon village, ni les plages, perdue la famille si unie pourtant, les garçons et les filles de mon âge.

Adieu Bou-Medfa, adieu Alger, ma grand-mère, mon grand-père, j'aurais voulu au moins emporter une photo de votre tombe, adieu tous les morts de mon village, que vais-je faire loin de vous ?

Maryse tu es loin, toi aussi, prés d'Oran, pourquoi as-tu fait tellement de prières pour que je m'en sorte ? Et quand nous retrouverons nous ?

Je demande pardon aux copains du commando blessés ou tués, j'aurais dû partager leur sort. Je vous entendrai toujours tous, réclamer à boire en souffrant, et en finissant de vivre : Finé ; tu me demandais de l'eau ; je n'en avais plus ; personne n'en avait plus ; à quelques mètres de toi je n'ai pas eu le courage ou la force de te prendre la main, et de regarder ta blessure. Guastavino ; petit Algérois, tu nous criais « ne nous laissez pas crever » comment vous dire que l'hélicoptère venu vous chercher s'était retourné, presque sur sur nous qui le protégions, son pilote tué d'une balle en plein milieu du front, alors que justement je le regardais se poser ! qui pourrait donc nous croire si on racontait qu'un jour mort de soif on aurait aimé en finir pour toujours ; les cailloux étaient trop petit pour faire un peu d'ombre à notre visage qu'on collait au sol, le temps de prendre un peu de souffle !

Notre amitié à tous est faite des angoisses, des souffrances, des joies, que nous ne voulons pas partager avec d'autres, ces souvenirs nous les gardons bien au fond de nos coeurs.

Je sais que sur ce bateau, aujourd'hui mon seul bagage et mon unique trésor est ce petit cahier ; ce sera le dernier lien entre mon Algérie et ce jeune Pied-Noir que je suis et qui va dans quelques heures, au bout du quai de Marseille trouver ; Qui ? Quoi ? Où ?

A....

PS : Merci encore mon cher A.... j'espère bien te soutirer, de ce petit cahier, encore quelques secrets, de ces moments intenses et historiques pour nous, de ta vie là bas..