Souvenir de Madame Yvette GOBERT née RIBAUT

Bou-Medfa

Le Trait d'Union - 1999

Juillet 1934, adieu à l'E.N, à Miliana et à Boufarik où, en septembre, j'ai reçu ma nomination pour Bou-Medfa, école de garçons.

Du train qui nous amenait, normaliennes à Miliana, j'avais remarqué la gare de Bou-Medfa - Hammann-Righa, dans une assez jolie région. Cette nomination, d'emblée, me satisfait. Aussitôt les cousins Jacques et Raymonde nous ont amenés en famille pour une première reconnaissance : deux classes, la Mairie, l'église, maisons basses, deux cafés, une épicerie ... Au loin, le profil du Zaccar, et, barrant l'horizon au sud, la chaîne du Gontas, le col d'Aïn-Deim d'où on peut voir au loin, dans la plaine, le Chélif serpenter.

Dès mon arrivée officielle, quelques jours plus tard, accueil gracieux du vieux maire M. Germain. Bou-Medfa, a été fondé par des Francs-Comtois de même que le village voisin « Vesoul-Benian » (les enfants de Vesoul). Mon grand-père Ferrand était Franc-Comtois, quelle heureuse coïncidence ! Je me présente à l'institutrice de l'école de filles, une jolie brune d'une trentaine d'années, déjà ancienne dans le poste. J'espérais trouver ainsi des conseils bienveillants. Ce fut le cas, un temps ... Nos classes géminées, j'aurai le cours préparatoire et élémentaire 1ere A, filles et garçons.

Un an et demi après, le mari de ma collègue, avait trouvé une situation près d'Alger ; son épouse l'a suivi. Jeanne D, normalienne sortante a obtenu le poste vacant - Géro a pris la suite un an et demi après. Jeanne avait voulu se rapprocher d'Alger, de même que Géro ensuite. Quant à moi, n'envisageant pas d'aller enseigner à la grande ville, je suis restée cinq ans à Bou-Medfa. Qu'aurait fait ma grand'mère à Alger dans un appartement ? Elle était bien au village, discrète et bienveillante elle participait à la vie de l'école, écoutait chanter, réciter les enfants, les regardait s'ébattre aux récréations ; elle faisait les achats à l'épicerie, et parfois achetait à quelque braconnier furtif, grives ou perdreaux ; à un fermier, pigeon ou lapin. Car le boucher ne passait qu'une fois par semaine, venant d'Hamman-Righa dans sa petite camionnette. Mon appartement, deux pièces et une cuisine avaient grand besoin de quelques travaux et réparations. C'était prévu, voté ; il fallait attendre ... Pour patienter, de temps en temps, j'arrachais quelques lambeaux de tapisserie, bouchais quelques trous, calais une commode branlante ... Les courants d'air se faufilaient par portes et fenêtres. J'ai laissé un trou dans la vitre du couloir pour permettre aux hirondelles d'y refaire leur nid au printemps. Cuisine équipée d'un robinet, de deux grilles à charbon et d'un garde manger à grillage pour protéger les aliments car, les premières chaleurs nous amenaient mouches, taons, moustiques ... La gargoulette - ou alcarazas - gardait l'eau au frais. Au fond de la cour, un local rustique, au sol cimenté, une prise d'eau, un tuyau de jardinage et un arrosoir, c'était la salle de bains puisque j'y prenais mes douches - froides - hiver comme été. Les deux WC - à la turque - portes branlantes, murs délabrés, ont été par la suite améliorés. Cependant, la nuit Mémé ne s'y aventurait pas, préférant s'arranger d'un seau hygiénique.

Les troupeaux - moutons et chèvres - passaient matin et soir devant nos fenêtres amenant parfois puces et taons. Une voisine, Mme Michalet, nous vendait parfois du lait et même des fromages blancs, quand sa vache « faisait le veau ». On avait intérêt à rester en bonne santé car le docteur Achour, « médecin de colonisation » presque toujours sur les routes habitait près de la gare, à 2 ou 1/2 kilomètres de chez nous. En 1935, le paludisme, qui avait tant fait mourir dans la Mitidja et ailleurs était enfin traité grâce à la quinine. La tuberculose, la fièvre typhoïde, les maladies infantiles, les ophtalmies, faisaient encore des victimes. nous n'avons connu la pénicilline qu'après la guerre, vers 1945. Mais le climat, sur ce plateau sec et ensoleillé nous faisait le teint frais et l'appétit solide, aiguisé par nos parcours par monts et par vaux, à pied, ou à bicyclette avec Géro. On nous voyait partout. Sur des terres pauvres pâturaient moutons et chèvres. Sur les sols mieux exposées blé et vigne prospéraient suffisamment pour que les colons créent un silo à blé et une coopérative vinicole dont nous appréciions le bon vin, moins plat que celui de la Mitidja.

Les ouvriers de M. Pernot lui apportaient de pleins sacs de ces palmes courtes des palmiers nains qui couvraient les pentes du Gontas ... il avait imaginé et agencé une machine qui les broyait, et en faisait d'épais cordages, destinés à plusieurs usages ; faciles à expédier en tout cas. Au printemps de petites mains s'activaient à cueillir dans les champs coquelicots, mauves, bourraches. On étalait les fleurs sur des nattes ou claies devant les portes. Séchées, elles seraient vendues aux herboristes de Blida. Pendant quelque jours, nos rues aux maisons basses et sans beauté s'égayaient de ces tapis multicolores.

Le village s'animait aux fêtes. Pour Noël, Pâques, pour le 14 juillet, j'étais à Boufarik ; mais je garde en mémoire la cérémonie du 11 novembre, au monument aux morts, près de l'église. Les fêtes musulmanes, réglées par le calendrier lunaire, me restent vivantes à l'esprit. Pour le Mouloud, anniversaire de la naissance du Prophète, les gamins, le soir, passaient de maison en maison avec de petites bougies allumées ; on disait, bonne fête, bonne fête, on leur donnait des piécettes. L'Aïd Seghir la « petite fête », début du Ramadan, et la grande fête « l'Aïd Kebir » étaient les plus importantes. Pendant le mois de carême le - Ramadan - à la fin de la journée, quand l'oeil ne distingue plus un fil rouge d'un fil noir, on peut rompre le jeune. Avec une ribambelle de gosses, nous étions parfois là-haut, au fortin de la remonte des chevaux, attendant le signal. Le cantonnier alors, d'une main ferme, tirait le canon dont le bruit éclatant annonçait à tous, qu'enfin, le repas du soir pouvait commencer ... Le nom de « Bou-Medfa » signifie, m'a t'on dit « le Père du Canon ! ».

Dans les temps anciens, le grand saint Sidi Abdelkader El Djillali, dans sa traversée du Maghreb, s'est arrêté chez nous. Son cheval avait planté ses sabots là, où maintenant s'élève une petite kouba blanche, lieu très vénéré, séjour d'un marabout. De grandes fêtes qui duraient trois jours l'an, y attiraient de nombreux pèlerins. Fin octobre, le grand événement du village, c'était la Fantasia. J'ai pu y assister une seule fois, la première année, du temps de Mme L. Ni Jeanne ni Géro n'ont eu cette chance. On installait les écoliers sur les hauteurs qui dominent directement la vallée de l'Oued Djer. Au premier signal s'élançaient les cavaliers, leurs grands burnous blancs flottant au vent. Ils arrivaient à fond de train tirant au fusil en criant, puis volte face, retour au galop. Les gosses hurlaient, interpellant les cavaliers par leur nom ... Un seul européen participait à la Fantasia : c'était Emile Courtois, conseiller municipal à titre indigène. C'est lui qui, à chaque rentrée d'octobre faisait la tournée des douars pour nous amener des élèves. Certains venaient d'assez loin, leurs souliers bien frottés et parfois suspendus au cou par des lacets. Ils étaient si chers, il ne fallait pas les user trop vite ... Certains de nos écoliers transportaient leur repas, galettes d'orge, figues sèches ou autre, et à midi ils s'installaient sous le préau. Quand il faisait trop froid, je les casais dans la classe.

Les deux frères Renaud faisaient ainsi, ils venaient de plus loin que la gare, mais parfois déjeunaient chez nos plus proches voisins, les Nyer, amis de leurs parents. Ces Nyer, forgerons et maréchal-ferrant étaient des costauds, adroits dans tous les domaines. Ils avaient arrangé mon portail, réparé des serrures et redressé des portes, ramoné la cheminée, remplacé des tuiles ...

Nous avons, Jeanne et moi, pensé à eux quand, dans l'Oued Zeboudj, nous avions repéré la carcasse d'un ancien pont métallique emporté par une crue. Finalement il avait échoué dans le lit de l'Oued. Notre idée a pris corps. Ce pont ! on pourrait en faire ? par exemple : un portique ! Après avoir parlé avec le maire, discuté avec les Nyer, affaire rondement menée : nous l'avons eu, ce portique ! La Mairie a commandé les agrès : corde lisse, à noeuds, échelle, trapèze, anneaux et balançoire et une grande perche pour décrocher tout ça. Sur cette lancée, on a parlé de volley-ball. Le maire, M. de R. très adroit a commencé le filet ; maîtresses, élèves nous y avons tous travaillé jour après jour, au fond de la classe pendant le travail manuel, les récréations, aux moments perdus. Les camarades qui venaient chez moi passer le dimanche pour randonnées et parcours y ont travaillé à l'occasion, et pu en profiter aussi. Et toutes belles étaient les saisons, dans le souvenir.

Novembre à peine terminé que déjà on pensait à Noël. De cette fête aucun souvenir, à l'école, aucune trace. Ce serait donc la première fois ! D'abord, en parler au maire, puis aux parents, aux commerçants ... Le cantonnier - municipal - choisirait un pin, bien droit, bien fourni. Les commerçants n'ont pas boudé une petite collecte ; la coopérative scolaire et la Mairie nous ont permis de boucler notre budget et d'acheter à Alger jouets et sucreries. Qu'il était beau notre arbre de Noël, brillant de ses étoiles et de ses guirlandes, garni de paquets joliment enrubannés, entouré d'enfants joyeux ... Avec le souvenir de ce beau jour, la nouvelle année a bien commencé.

II fallait travailler dur pour le Certificat d'Etudes, qu'on passait à El-Affroun, fin mai. A 14 ans les enfants quittaient l'école munis, en principe, d'un bagage convenable. Pour décrocher le diplôme, pas plus de 5 fautes d'orthographe à la dictée ; calcul, histoire ou géographie, chant ou dessin et couture pour les filles, sans oublier morale et instruction civique, et gymnastique Certains, à 10 ou 11 ans passaient l'examen (ou concours) d'entrée au collège soit à Blida, soit à Miliana. Chez nous, pour passer de la petite à la grande classe, l'examen de passage obligeait les élèves à ne pas relâcher leurs efforts jusqu'à l'été, mais, après le certificat on organisait la grande excursion de la fin juin : une journée à l'Oued Djer où on pêchait carpes, barbeaux ... qu'on pouvait même faire cuire sur place. D'autres souvenirs, d'autres images se pressent dans ma mémoire.

J'ai aussi beaucoup oublié. II m'arrive d'évoquer Bou-Medfa avec nostalgie ...

(Moi aussi je retrouve cette nostalgie en lisant ce récit, merci beaucoup Madame)

Tiré de la revue Le Trait d'Union, journal de l'amicale des Anciens Instituteurs d'Algérie.