Et ils partirent vers la Terre promise ...
« Quel enthousiasme enfin, mêlé de fierté, devant un bilan de réussites brillantes dans tous les domaines, culturel, scientifique, journalistique, politique, économique ! Comment ne pas voir dans ces réussites une manifestation des traits propres aux hommes et aux femmes originaires de ces pays : une joie de vivre associée à une grande chaleur humaine, une résistance devant l'épreuve et une remarquable capacité à rebondir, une générosité naturelle, une grande ouverture aux autres cultures ? Comment ne pas y voir aussi une preuve de la qualité de l'enseignement qui a été dispensé par la France dans ces pays avant leur indépendance, l'enseignement de la République ? » (Préface du Professeur Claude Cohen-Tanoudji, Prix Nobel de Physique pour l'ouvrage de René Mayer : « français d'Afrique du Nord, ce qu'ils sont devenus »).
Lorsque, en 1830, la France aborda les côtes algériennes, les autochtones en étaient à s'ignorer ou à se combattre entre eux et représentaient alors ce qu'on a appelé : « une poussière de tribus ».
L'Algérie n'était à cette époque pas un territoire indépendant mais une possession turque ; l'occupation par la France n'eut donc pour résultat que de substituer à une occupation étrangère celle d'un autre pays.
Cette Algérie là ne constituait pas un Etat, encore moins une nation. Elle fit toujours partie d'un empire dont elle était une province ; comme elle allait devenir colonie française, elle fut province de l'empire musulman, de l'empire byzantin, de l'empire romain ... Elle n'avait pas de frontières. Elle constituait une mosaïque de tribus qu'aucun lien, sauf le religieux, n'unissait entre elles, encore que d'une façon très fragmentaire.
En 1848, après les sanglantes journées de juin, le gouvernement français choisit de faire de l'Algérie un lieu de déportations et c'est pour éviter une nouvelle révolution que, le 19 septembre 1848, l'assemblée nationale vota 50 millions pour la création en Algérie de 42 « colonies de peuplement » ou « centres agricoles » pour établir 13500 « colons » français dans le but « d'occuper » ces Parisiens jeûneurs malgré eux et qu'on devinait prêts à se faire turbulents.
Les premiers déportés furent les « communalistes » qui devaient être rejoints en 1852 par ceux qui avaient osé répondre « Non » au plébiscite. Que savaient les uns et les autres de l'Afrique ? Pas grand-chose ... Si ce n'était que le pays était chaud, où les soldats enjuponnés de rouge qu'on appelait zouaves se battaient six jours sur sept contre les « Mahoms » dont le péché mignon était de couper la tête aux chrétiens et que certains civils, dont on avait dit qu'ils étaient allés chercher fortune par là-bas, n'étaient plus reparu.
Ils retrouvèrent sur place ceux qui, depuis une dizaine d'années déjà, pataugeaient dans les boues des marécages infectés de miasmes, rongés par le paludisme et la malaria, la cervelle à moitié cuite sous l'aveuglant et lourd glissement du sirocco et qui étaient partis vers l'Afrique, comme on se met en marche vers la Terre promise ...
On avait promis à ces malheureux des merveilles ... ils découvrirent un désert, une lande hérissée de broussailles au bord d'un marais pestilentiel où pullulaient les moustiques. Mais ils ne pouvaient pas repartir ! Ils étaient pris au piège de leur propre rêve, prisonniers de l'Afrique ... et déjà promis à la malédiction qui allait s'abattre sur elle ...
Après un si vif et bref rêve, voici déjà la résistance des hommes et des choses, l'adversité, les premiers revers, les épreuves et l'infortune. Pourtant cette poignée d'immigrants s'entêta contre moustiques, paludisme, dysenterie, typhus, choléra, misère, canicule, froid et faim. Elle s'organisa et pendant des jours, des mois, des années, mena un combat de titan contre le défrichage et les maladies.
Dans un pays où certaines régions de colonisation étaient en majeure partie des marécages, le paludisme faisait des ravages effrayants. En 1841, dans son étude « Solution de la question d'Algérie », le général Duvivier écrivait : « Les plaines telles celles de la Mitidja, de Bône et tant d'autres ne sont que des foyers de maladies et morts. Les assainir, on n'y parviendra jamais ... Les plaines pour les européens, sont et seront toujours longtemps de vastes tombeaux. Qu'on abandonne ces fétides fosses ! ».
Fosses fétides ! Vastes tombeaux ! Quel programme engageant ! Et le général Berthezène d'affirmer, menaçant : « La Mitidja n'est qu'un immense cloaque. Elle sera le tombeau de tous ceux qui oseront l'exploiter ! ».
Tous payèrent de leur santé sinon de leur vie une implantation prématurée dans des secteurs du pays insalubres et pestilentiels dont cette description de Boufarik en 1842 résumait les inconvénients : « Boufarik était la localité la plus mortelle d'Algérie. Les visages des rares habitants échappés à la fièvre pernicieuse étaient verts et bouffis. Bien que la paroisse eût changé de prêtre trois fois en un an, l'église était fermée ; le juge de paix était mort ; tout le personnel de l'administration civile et militaire avait dû être renouvelé et le chef du district resté seul debout, avait été investi de toutes les fonctions par le décès ou la maladie de tous ses titulaires. ».
Pourtant, quelques années plus tard, à force de courage, de patience, de persévérance, d'abnégation, mais aussi de privations, de souffrance, de misère et de centaines de morts usés à la tâche, Boufarik « ce marais pestilentiel », devint la perle de la Mitidja et la plus riche contrée agricole de l'Algérie : « la première victoire de la quinine », « la plus belle réalisation du génie colonisateur de la France », « l'émeraude pêchée dans la vase », écrira le colonel Trumelet.
Typhus, choléra frappèrent inexorablement. Bugeaud, rentré en France, mourra du choléra en 1849. Dans les Centres de colonisation, où l'hygiène était rudimentaire, ce mal surtout faisait des ravages terribles. Des villages entiers furent décimés.
Forts de leur idéal, mais dénués de l'expérience qui nous arme, ces hommes s'immolèrent, imprudents héroïques, en se riant des maux les plus cruels et de leurs implacables ennemis. De l'anarchiste au militaire, du paysan au marin, de l'ouvrier au fonctionnaire, tous s'étonnaient et s'émerveillaient d'un monde encore plein de secrets et de prodiges : ils en aimaient jusqu'à l'amertume, jusqu'à la souffrance infinie, jusqu'aux dernières cruautés. C'est que réussir à survivre, c'est choisir de souffrir !
Chacun était désormais lié au sol, au ciel, aux périls de toujours et devait se défendre, à la fois, contre les éléments et les bandes armées qui parcouraient le pays. Elles le ravageaient au jour le jour, sans plan arrêté. L'insécurité régnait partout. Les cavaliers en burnous, les yatagans, les hadjouths et les pillards se chargeaient de trancher les gorges et d'enlever les femmes pendant que les hommes tentaient de maîtriser les meules de fourrage en flammes, produit de leur labeur de forçat.
Des fermes qui, pierre à pierre, s'étaient exhaussées au-dessus des pestilences et avaient réussi à étendre autour d'elles un peu de fécondité, commencèrent à chanceler sous l'assaut. Le souci de la survie quotidienne l'emportait parfois sur tout autre projet et mettait un frein brutal à l'imagination de l'avenir.
En 1840, déjà, las de voir des pères égorgés, des mères violées puis éventrées et des enfants écrasés contre les murs, un chant de guerre monta du fond de la plaine. Quelques colons commencèrent à résister aux assauts des cavaliers hurlants, se faisant tuer sur place, refusant d'exécuter l'ordre officiel d'abandonner leurs cultures. Oh ! Cruel et perpétuel renouvellement de l'Histoire !
Dans les cimetières, les rangées s'ajoutaient aux rangées où s'affirmait ainsi le commencement d'un peuple. L'Afrique devenait une « terre à sépultures ».
Rien de ce qu'ils avaient rêvé ne s'était accompli comme ils l'avaient espéré. Tout s'était passé autrement, avec plus de dureté et de cruauté, mais à force d'énergie à travers les échecs, les souffrances, les malheurs, à force de volonté, de patience et de génie, ils avaient donné un sens à ce que le destin et l'Histoire leur avaient confié.
Alors arrivèrent pour essayer de vivre à côté de ces français têtus, des frères latins, tout aussi miséreux : espagnols, italiens, maltais, génois, siciliens ... Un point commun les unissait : l'extrême misère ! L'Algérie leur avait-on déclaré c'était l'Eldorado ! Et puis, ce pays était plus proche de l'Europe que la Californie ...
Comme il y eut un rêve américain après la seconde guerre mondiale, il y eut à partir de 1840, un rêve algérien ...
« français de France », les fils de cette France qui les avait exilés protestèrent de l'intrusion de ces nouveaux défricheurs :
« Ne sommes-nous pas capables d'arriver nous-mêmes à nos fins ? Ne l'avons-nous pas suffisamment prouvé ? »
La mère-patrie leur répondit doucement :
« Ces étrangers sont là pour vous aider dans votre tâche. Ils auront des terres qui auraient fini par vous tuer. Ils réussiront à n'y pas mourir, habitués qu'ils sont déjà à la grande misère, à l'extrême fatigue. Ne les renvoyez pas ! Accueillez-les au contraire en associés »
Tous, étaient des déportés de la politique et de la misère, des réfractaires, des exilés, mais ils portaient en eux ce germe qui s'appelle l'audace et que leurs parents demeurés dans les vieux pays d'Europe allaient inexorablement laisser mourir comme des semailles gelées.
Ensemble ils édifièrent cette Afrique latine qui, en bonne justice, se fondit, s'harmonisa en une seconde France. C'est ainsi que la grande famille européenne se forma et à côté d'elle, la famille musulmane commença à concevoir que ces roumis n'étaient tout compte fait ni des adversaires, ni des parasites, et que par conséquent nul besoin était de leur couper la tête, d'autant qu'ils étaient habités d'un formidable appétit d'exister et qu'ils semblaient avoir soif de souffrir encore. Elle se risqua, se rapprocha, écouta, puis accepta l'invitation à l'initiation. Les étrangers poussaient la charrue un peu plus loin que les français. Les Arabes consentaient à venir à la rescousse de l'effort des uns et des autres. L'Afrique du Nord toute entière devenait un musée ethnographique où allaient commencer à se désintégrer dans le silence baignant des paysages vitrifiés, les débris de toutes les races du monde méditerranéen donnant naissance à une nouvelle race : les pieds-noirs.
Ces européens d'Algérie, surtout ceux des classes populaires, même s'ils étaient citoyens français, étaient différents des métropolitains. Leur français, émaillé de tournures espagnoles ou italiennes, parfois arabes, avaient donné naissance à un langage nouveau : le patahouet ou sabir ; l'accent avec lequel ils le prononçaient, leurs moeurs, leur mentalité n'étaient pas ceux de la métropole. Ils étaient français, certes ; ils le revendiquaient ... mais différents, voilà tout. En réalité ils se nommaient eux-mêmes « franco-algérien ».
La foi, l'amour, la bonne volonté, la ténacité, les sacrifices, la confiance, les chagrins n'avaient pas manqué. Et tout cela, avec les morts et avec les vivants, avec ceux qui creusaient, ceux qui labouraient, ceux qui conseillaient, tout cela, ensemble, avait contribué à écrire l'histoire de l'Afrique du Nord.
Ils fondèrent une colonie à l'image de la France, offrirent aux indigènes les premiers enseignements de notre culture, débrouillèrent à notre intention l'écheveau des connaissances locales indispensables. Puis, satisfaits de leur effort, ils demandèrent à cette terre qu'ils avaient prise de les accueillir dans son sein pour l'éternité et ils s'éteignirent, loin des doux réconforts de la mère patrie.
La France, du reste, n'avait pas attendu leur décès pour les rayer du nombre de ses enfants ; dès leur départ, souvent définitif, elle avait considéré comme perdus ceux qui allaient porter au loin son renom et son drapeau. Elle avait revu sans gratitude ceux d'entre eux qui revenaient consacrer leur vieillesse, alors que d'autres ne purent même pas atteindre le port et succombèrent en mer.
C'est ainsi que naquit, grandit puis se dissipa dans des vapeurs de sang, de larmes et de passions, un miroir épique vers quoi des millions d'hommes et de femmes ont marché en portant les douleurs et les enchantements de l'amour. Si les pierres de gloire ne gardent pas leurs noms, si leur sacrifice est demeuré anonyme, nous n'en devons que davantage apporter l'hommage de notre piété reconnaissante à ces rudes artisans de la plus splendide entreprise française qui ait jamais été tentée.
En deux siècles, sous deux Empires et quatre Républiques, ces hommes allaient servir dans les armées françaises. Officiers ou simples soldats, la plupart du temps, volontaires, ils allaient être de tous les combats mais aussi de toutes les tâches quotidiennes même les plus modestes. Pour les morts et pour les blessures du corps et de l'âme, la France leur décerna des croix ... puis elle les combattit, les chassa de cette terre ingrate qu'ils avaient arrosée de leur sueur et de leur sang et les effaça de sa mémoire.
En politique, c'est peut-être la foi qui sauve, mais ce sont les œuvres qui comptent. C'est par ses oeuvres que l'Algérie, fille de la force française, a montré au monde qu'elle n'a pas démérité des magnifiques énergies qui se sont, aux temps héroïques, inclinées sur son berceau. Ce rêve de misère ensoleillé dura 132 ans et il durerait encore si les forces du mal n'avaient pas en ce monde souvent l'avantage sur les apôtres du bien.